Extrait “African Queens”

Extrait du 1er chapitre

Ils étaient près de cinquante entassés sur le pont de la grosse barque de pêche, un vieux gozzo qui s’appelait Mazara del Vallo, un nom qu’elle n’oublierait jamais. Plus tard, elle apprit qu’il s’agissait de celui d’une petite ville de la région de Trapani, en Sicile, située en bord de mer.

À l’arrière du bateau flottait un grand drapeau blanc avec une croix rouge au milieu. C’était le pavillon de Malte. À l’école, on leur avait appris à reconnaître les drapeaux de tous les pays du monde.

La coque s’enfonçait presque jusqu’au plat-bord. Une lune blanchâtre éclairait des eaux noires et calmes. Ayaan avait acheté à Abouna deux gilets de sauvetage pour sa sœur et pour elle, car aucune des deux ne savait nager.

Le bateau avançait lentement. Un léger vent de sud-ouest s’était levé.

– On est trop chargés, dit un grand homme aux joues creuses assis à côté d’Ayaan. Ces types n’y connaissent rien. Ce ne sont pas des marins. Ce sont des gens comme toi qui veulent fuir en Europe. On leur a confié ce bateau pourri contre un passage gratuit.

L’homme était un ancien commandant de la marine de guerre libyenne.

– Ma frégate s’appelait Al Ghardabia, avait-il expliqué à Ayaan. Ce sont les Français qui l’ont détruite, en 2011. Je connais ce vent. On l’appelle le libeccio. C’est un vent dangereux : il peut se transformer à tout moment en libecciata, une véritable tempête de mer…

C’est au moment où ils apercevaient au loin les lumières d’une ville, qui devait être La Valette, lui dit le Libyen, que le navire s’était mis à tanguer dangereusement. Les réfugiés s’accrochaient les uns aux autres, terrorisés. Beaucoup avaient embarqué sur un bateau pour la première fois de leur vie et vomissaient. L’odeur d’urine était plus forte que l’air chargé de sel. Soudain, une femme perdit l’équilibre et tomba à l’eau. Son enfant était accroché derrière son dos, enroulé dans une couverture en coton. Tous se mirent à crier mais ceux qui les gardaient tirèrent en l’air, à la kalachnikov, en leur ordonnant de ne surtout pas bouger.

La femme se débattit un peu et disparut presque aussitôt, laissant la couverture blanche flotter sur les eaux noires. Certains commencèrent à prier. Ayaan et Zohra se tenaient par la main.

Quand une vague gigantesque déferla à bâbord, noyant le pont, les réfugiés se précipitèrent tous à tribord et le bateau chavira.