Extrait “La porte de Jade”

Extrait du 1er chapitre

Un peu avant que le jour ne se lève, la fille émerge de l’entrée des artistes, un passage étroit parfumé à l’urine, aux vomissures et aux ordures ménagères, qui donne sur la Cité Véron. La porte de la Mercedes Pullman aux vitres fumées s’ouvre et elle se glisse à l’intérieur de la voiture.

– Maan ngon, bonsoir, Bai Yun, dit en cantonais le vieil homme tout ratatiné assis à l’arrière de l’auto. Il se tient raide, les mains jointes posées sur les genoux, comme un empereur de la dynastie des Zhou, ceux que l’on appelait « Les Fils du Ciel ».

– Bonsoir, Oncle Tau, réplique la fille, d’une voix sans timbre.

Rien ne vaut la peur pour susciter le respect, pense le Vieux qui demande alors, avec un sourire fin comme la lame d’un couteau :

– Dis-moi : quel nom de scène as-tu choisi pour ton spectacle ?

– J’ai choisi Lo, Oncle Tau.

– Tu as bien fait. Je suis sûr que ça plaira. Peut-être ne le sais-tu pas, mais, dans le poème de Song Yu, Lo est le nom d’une rivière sur laquelle apparaît une belle fée qui veut visiter le roi Houei. Et puis, Lo, c’est un nom qui est facile à retenir : les Français pourront se le rappeler, quand tu seras célèbre. Tu devrais me remercier de t’avoir laissée te produire sur scène comme ça, Bai Yun.

– On ne devient pas célèbre, dans ce genre de spectacle, Oncle Tau, ose-t-elle répliquer en baissant les yeux, avant d’ajouter, d’une voix à peine audible : et Lan Tian, comment va-t-il ?

– Ton fils est en parfaite santé, Bai Yun. Mais c’est fragile, la santé d’un tout petit. En attendant, il est en de bonnes mains, ne t’inquiète pas. Le passé est oublié. Je sais que je peux compter sur toi et que, jamais plus, tu ne décevras l’Oncle Tau.

Le Vieux reste un moment silencieux à regarder par la vitre de l’auto un clochard qui pisse contre un lampadaire.

– Regarde où ils sont tombés, dit-il : avant, ici, habitaient des poètes. Maintenant, on ne trouve plus que des ivrognes et des fainéants réduits à la misère par des millions de travailleurs chinois. L’avenir nous appartient, Bai Yun. Mais, en attendant, il faut combattre ! La tactique du non agir, qui est celle du sage, comme le disait Lao-Tseu, notre maître à tous, ce sera pour plus tard !

La fille ne répond rien. D’abord, on ne discute pas la perle du Dragon, la parole du Chef, comme le disait Mao. Et puis le vieillard n’a pas fini son discours et il déteste qu’on l’interrompe.

– Tu n’es pas comme tous ces gens d’ici, Bai Yun : toi, tu sais que toute personne qui ne respecte pas la piété filiale vaut moins qu’un chien !

La Chinoise s’incline légèrement.

– À bientôt, fait le Vieux.

Au moment précis où elle ouvre la portière pour sortir, le jour se lève.

– Selon la légende, c’est la mère de l’empereur Won, de la dynastie des Han, qui aurait donné naissance au soleil, lui dit Lung Tau en la retenant un instant par le bras. Veille à ne jamais oublier nos traditions, Bai Yun, ajoute-t-il en faisant signe au chauffeur de démarrer.